CHAPITRE TRENTE-DEUX

Une panique sans nom éclata aussitôt. Les Fils d’Erebus accoururent vers notre cercle en vociférant. Des vampires, choqués, poussaient des cris. Une fille s’évanouit...

— Oh, oh, murmura Lucie. Tu as intérêt à vite faire quelque chose, Zoey.

Je me tournai vers elle. Je n’avais plus de temps pour inventer des formules alambiquées.

— Terre, viens à moi !

L’espace d’un instant, je m’affolai, car je n’avais pas de briquet, et Lucie non plus. Aphrodite, aussi calme que d’habitude, s’approcha et alluma la bougie. Les parfums d’une prairie en plein été nous entourèrent immédiatement.

— Tiens, bois une gorgée, dis-je en tendant le verre à Lucie.

Elle en prit une grande lampée. Je fronçai les sourcils.

— Quoi ? murmura-t-elle. Erik est délicieux !

Je haussai les épaules et courus jusqu’au centre du cercle, où Erik dévisageait Lucie, bouche bée. Je levai un bras au ciel.

— Esprit, viens à moi ! m écriai-je sans préambule.

Alors que mon âme s’échauffait, j’attrapai le briquet cérémoniel sur la table de Nyx et enflammai la bougie violette. Puis je bus moi aussi une grande gorgée de Vin.

Une sensation incroyable m’envahit alors. Lucie avait raison, Erik était délicieux, mais ce n’était pas nouveau. Grisée par le vin, le sang et l’esprit, je me remis en mouvement. Je n’aurais pas pu être plus fière de mes amis. Ils avaient tenu leur rôle à la perfection, contrôlant leur élément de façon que notre cercle reste fort et inviolable. Tout en longeant sa circonférence, je lançai très fort, pour me faire entendre par-dessus le chahut ambiant :

— Maison de la Nuit, écoute-moi !

Tout le monde se tut, tant la puissance de la déesse magnifiait ma voix. Je faillis me taire moi aussi sous l’effet de la surprise. Mais je me raclai la gorge et recommençai, cette fois d’une voix normale.

— Lucie n’est pas morte. Elle a subi une Transformation différente. Cela a été très dur pour elle, mais elle s’en est sortie, et elle est devenue une autre sorte de vampire. Nyx ne l’a jamais abandonnée. Comme vous l’avez vu, elle possède toujours son affinité avec la terre, un don que la déesse lui a fait à deux reprises.

— Je ne comprends pas. Cette jeune fille est une novice morte qui a ressuscité ? demanda Shekinah, qui s’était approchée de Lucie et la fixait, perplexe.

Lucie répondit avant moi :

— Oui, madame. Je suis morte. Mais je suis revenue, et alors je n’étais plus la même. Je m’étais perdue, ou du moins j’avais perdu la plus grande partie de moi, mais Zoey, Damien, Shaunee, Erin et, surtout, Aphrodite m’ont aidée à me retrouver. J’ai alors découvert que je m’étais transformée en une nouvelle espèce de vampire, dit-elle en désignant son magnifique tatouage rouge.

Aphrodite s’avança, traversant le fil argenté qui scintillait autour de notre cercle. Je crus qu’elle allait être éjectée, repoussée en arrière : pas du tout. Quand elle s’arrêta à côté de moi, je me rendis compte que les contours de son corps étaient de la même couleur que le fil argenté.

— Moi aussi, je me suis transformée, déclara-t-elle. D’un geste rapide, elle effaça le croissant de lune bleu qu’elle avait dessiné sur son front. L’assistance poussa des cris étonnés. 

Nyx m’a transformée en humaine d’une nouvelle espèce, continua-t-elle. Je possède toujours le don de vision que la déesse m’a donné quand j’étais novice. Nyx ne m’a pas tourné le dos, conclut-elle en relevant fièrement la tête, comme pour défier quiconque de la contredire.

— Ainsi, nous avons un nouveau type de vampire et un nouveau type d’humain, résumai-je en regardant Lucie, qui sourit et hocha la tête Nous avons également un nouveau de type de novices.

Dès que j’eus fini de parler, le chêne se mit à pleuvoir des novices. Ils étaient au moins une dizaine. Je reconnus Vénus, l’ancienne camarade de chambre d’Aphrodite, et je me demandai si elles avaient eu l’occasion de se parler. J’aperçus également l’insupportable Elliott, qui ne me plaisait toujours pas. Ils se tenaient tous à l’intérieur du cercle, autour de Lucie, l’air nerveux, leur croissant de lune rouge se détachant sur leur front.

Des élèves se mirent à pleurer et à crier le nom de certains novices rouges, d’anciens camarades de chambre et amis. Je comprenais leur émotion. Je savais ce que c’était de croire que votre ami était mort, puis de le voir marcher, parler, respirer de nouveau.

— Ils ne sont pas morts, dis-je fermement. Même s’ils forment un nouveau type de novices, ils appartiennent toujours à notre peuple, et il est temps que nous leur fassions une place auprès de nous et que nous découvrions pourquoi Nyx nous les a amenés.

— Mensonges ! hurla quelqu’un, si fort que tout le monde sursauta.

Il y eut des murmures dans la foule, puis les gens s’écartèrent pour laisser passer Neferet, qui s’avança telle une déesse vengeresse.

Sa beauté brute me coupa le souffle. Une robe exquise en soie noire moulait son corps parfait, dénudant ses épaules blanches et lisses. Ses épais cheveux acajou tombaient en cascade jusqu’à sa taille. Ses yeux verts flamboyaient, et sa bouche avait le rouge profond du sang frais. 

— Tu nous demandes d’accepter une perversion de la nature comme une créature de la déesse ? lança-t-elle de sa voix parfaitement modulée. Ces espèces de zombis étaient morts ! Ils doivent mourir à nouveau.

La colère qui brûlait en moi brisa son magnétisme.

— Vous êtes bien placée pour parler de ces « zombis », comme vous les appelez.

Je redressai les épaules et me tournai vers elle. Je ne maîtrisais peut-être pas aussi bien ma voix qu’elle, je ne possédais peut-être pas son incroyable beauté, mais j’avais la vérité et la déesse avec moi.

— Vous avez essayé de les utiliser ! Vous avez essayé de les avilir. C’est vous qui les avez gardés prisonniers jusqu’à ce que, par notre intermédiaire, Nyx les soigne et les libère. 

Elle écarquilla les yeux, feignant la surprise.

— Tu m’accuses d’être responsable de l’existence de ces monstres ?

— Hé, moi et mes amis ne sommes pas des monstres ! protesta Lucie.

— Silence ! Trop, c’est trop ! siffla Neferet en se tournant vers la foule ahurie. Ce soir, j’ai découvert une autre créature que Zoey et ses complices ont ramenées d’entre les morts.

Elle se baissa et ramassa quelque chose qui se trouvait à ses pieds, puis le jeta à l’intérieur du cercle. Je reconnus le cartable de Jack. Il s’ouvrit, déversant l’écran de surveillance et la caméra qui avait été cachée dans la morgue. Neferet parcourut la foule des yeux.

— Jack ! Oseras-tu nier que Zoey t’a forcé à dissimuler ceci dans la morgue, où reposait le cadavre de James Stark, décédé récemment, afin qu’elle puisse voir si ses sorts démoniaques agiraient sur lui ?

— Non. Oui. Ça ne s’est pas passé comme ça, couina Jack alors que Duchesse, collée contre ses jambes, gémissait.

— Laissez-le tranquille ! cria Damien depuis le cercle. Neferet se tourna vers lui.

— Et toi, tu es toujours aveuglé par elle ? Tu préfères la suivre, elle, plutôt que Nyx ?

Avant qu’il puisse répondre, la voix d’Aphrodite se fit entendre dans mon dos.

— Hé, Neferet ! Où est votre insigne de la déesse ? Neferet la regarda avec colère, les yeux plissés. Mais tout le monde la fixait maintenant, remarquant ce qu’Aphrodite avait pointé du doigt : il n’y avait pas d’insigne de Nyx sur la poitrine de la grande prêtresse. À la place, elle portait un pendentif que je n’avais jamais vu auparavant. Je clignai des yeux, me demandant si ma vue me jouait des tours. Non. Accrochées à une chaîne en or se trouvaient des ailes : de grosses ailes noires de corbeau, sculptées dans l’onyx.

— Qu’avez-vous autour du cou ? demandai-je. Elle caressa automatiquement les ailes maléfiques qui pendaient entre ses seins.

— Les ailes d’Erebus, le consort de Nyx.

— C’est faux, intervint Damien. Les ailes d’Erebus sont en or. Elles ne sont pas noires. Vous me l’avez appris vous-même en cours de sociologie des vampires.

— J’en ai assez de ces bavardages absurdes ! s’emporta Neferet. Il est temps que cette petite mascarade se termine.

— C’est une excellente idée, dis-je en scrutant la foule à la recherche de Shekinah.

À cet instant, Neferet fit un pas de côté, désignant du doigt une silhouette qui se tenait dans l’ombre derrière elle.

— Toi, avance, et montre à tout le monde ce qu’ils ont créé ce soir ! ordonna-t-elle.

Le hurlement d’agonie que poussa Duchesse restera à jamais gravé dans ma mémoire, tout comme l’image de Stark. Il se mit à marcher comme un fantôme. Sa peau était d’une pâleur effrayante ; ses yeux avaient la couleur du sang séché. Le croissant de lune sur son front était rouge, comme celui des novices à l’intérieur de mon cercle, mais il était différent d’eux. La chose qu’était devenue Stark s’arrêta à côté de Neferet, le regard fou. Je crus que j’allais vomir.

— Stark !

J’avais voulu l’appeler avec force, mais seul un murmure sortit de mes lèvres.

Il tourna néanmoins la tête dans ma direction. Je vis la couleur sang de ses yeux disparaître, et l’espace d’un instant je pus contempler le garçon que je connaissais.

— ZzzZoey... siffla-t-il, ce qui me redonna espoir. Je fis un pas vers lui en titubant.

— Oui, Stark, c’est moi, dis-je en m’efforçant de ne pas éclater en sanglots.

Je souris à travers les larmes qui me piquaient les paupières et je me dirigeai vers lui. Il se tenait juste en dehors du cercle. J’allais lui assurer que nous trouverions un moyen pour qu’il aille mieux, quand Aphrodite me prit soudain par le poignet et me tira en arrière.

— N’y va pas, murmura-t-elle. Neferet te tend un piège.

La voix de Shekinah s’éleva de l’autre côté du cercle :

— Ce qui a été fait à ce garçon est absolument horrible. Zoey, j’insiste pour que tu closes ce rituel. Il faut faire rentrer les novices et contacter le conseil de Nyx afin qu’il vienne juger ces événements.

Les novices rouges s’agitèrent dans mon dos, ce qui détourna mon attention de Stark. Je croisai le regard de Lucie.

— Ne t’en fais pas, dit-elle. Shekinah saura faire la différence entre la vérité et les mensonges.

— Je connais cette différence, et j’ai de mon côté quelqu’un de beaucoup plus puissant qu’un vulgaire conseil ! dit Neferet.

— Vous avez été démasquée ! criai-je. Ce n’est pas moi qui ai fait ça à Stark, ni à aucun autre novice. C’est vous, et maintenant vous allez devoir assumer vos actes.

— Et pourtant la créature te réclame ! ricana-t-elle.

— ZzzZoey... répéta Stark.

J’essayai de voir dans ce visage hagard le garçon que j’avais connu.

— Stark, je suis vraiment désolée de ce qui t’est arrivé.

— Zoey Redbird ! s’exclama Shekinah d’une voix tranchante. Ferme le cercle immédiatement ! Ces événements doivent être examinés par ceux dont le jugement est fiable. Je vais m’occuper de ce malheureux novice.

Bizarrement, à ces mots, Neferet se mit à rire.

— J’ai un mauvais pressentiment, chuchota Aphrodite en me ramenant vers le centre du cercle.

— Moi aussi, dit Lucie.

Alors, j’entendis la voix de Neferet dans ma tête. « Ne ferme pas le cercle, et tu auras l’air coupable. Ferme-le, et tu seras vulnérable. Qu’est-ce que tu choisis ? »

Je la défiai du regard.

— Je choisis le pouvoir de mon cercle et la vérité. 

Elle eut un sourire victorieux et se tourna vers Stark.

— Vise la véritable cible, celle qui fera saigner la terre. Maintenant ! ordonna-t-elle.

Je le vis hésiter, comme s’il luttait contre lui-même.

— Obéis-moi, et j’exaucerai le désir de ton cœur. 

Neferet avait chuchoté ces mots pour que Stark seul puisse les entendre, mais je les lus sur ses lèvres rubis. Ils eurent un effet instantané. Les yeux rouges du garçon se mirent à luire et, avec la vitesse d’un serpent à l’attaque, il brandit un arc que je n’avais pas remarqué, encocha une flèche et tira. Fendant les airs avec un sifflement sinistre, elle frappa Lucie en pleine poitrine.

Lucie gémit et tomba à terre, se repliant sur elle-même. Je hurlai et me précipitai vers elle. J’entendis Aphrodite crier à Damien et aux Jumelles de ne pas rompre le cercle, et je la bénis silencieusement de garder la tête froide. Je tombai à genoux aux côtés de Lucie, qui respirait avec difficulté.

— Lucie ! Oh, déesse, non ! Lucie !

Elle releva lentement la tête et me regarda. Du sang coulait à flots de sa poitrine. Il pénétrait le sol autour d’elle, s’infiltrait entre les racines du chêne. Ce sang m’hypnotisait. Pas à cause de son odeur sucrée et envoûtante, mais à cause de l’effet produit. On aurait dit que la terre saignait.

Je regardai Neferet par-dessus mon épaule : elle souriait triomphalement. Stark s’était affalé à côté d’elle, et il me fixait avec des yeux horrifiés.

— Neferet, c’est vous le monstre, pas Lucie ! criai-je.

« Mon nom n’est plus Neferet, À partir de cette nuit, appelle-moi reine Tsi Sgili. » J’entendis ces mots dans mon esprit aussi distinctement que si elle les avait murmurés à mon oreille,

— Noooon ! hurlai-je. 

Puis la nuit explosa.